« Manger bouger »
Ce récit d'expérience est réalisé sur la base d’une interview conduite en juin 2017 avec Meryem Belkacemi, Chargée de mission Santé Emmaüs Solidarité : mission-santé@emmaus.asso.fr
Principes de la démarche de capitalisation
Ce récit a été élaboré selon les principes de la démarche de « Capitalisation des expériences en promotion de la santé » (CAPS).
Dans le cadre de ses missions autour des personnes en situation de grande précarité, EMMAÜS Solidarité met en place le projet « Manger bouger » dans ses structures d’accueil et d’hébergement et avec des partenaires locaux. Le point de départ est le constat de comportements alimentaires défavorables à la santé des publics bénéficiaires, leur sédentarité et inactivité physique. Des actions multiples sont mises en place : ateliers cuisine, salles de sport dédiées, jardins partagés, courses collectives… Mais au-delà, les équipes d’Emmaüs Solidarité développent une « culture santé » de manière globale, afin de se placer dans un programme de promotion de la santé notamment sur des dimensions de bien-être, de lien social et d’accès aux soins.
Intervention | « Manger bouger » |
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Porteur | Emmaüs solidarité |
Thématiques | Accès aux droits et aux soins, Activités physiques et sportives, Alimentation, Inégalités sociales ou territoriales de santé |
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Population cible | Patients, Personnes en situation de précarité |
Calendrier | Depuis 2008 |
Milieu d'intervention | Hébergement en structure sociale, Plein air dans la Ville |
Territoire concernée | Paris essentiellement, et banlieue parisienne (ex. Ivry, Créteil, Clichy, Epinay-sur- Orge…) |
Principaux partenaire | Agence régionale de santé IdF (ARS), Ville de Paris - Direction de l'Action sociale, de l'Enfance et de la Santé de la Ville de Paris (DASES), mécénat, fédération Sports pour tous, association Veni Verdi (jardins partagés), diététiciennes et nutritionnistes (réseau d’intervenant(e)s formé(e)s à l’accompagnement des publics en situation de précarité) |
Équipe sur le programme | Équipe Mission Santé (chargée de mission santé, coordinateur), équipes éducatives des structures Emmaüs Solidarité (maraudes, accueils de jour, centres d’hébergement, pensions de famille), médecins bénévoles. |
Objectifs |
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Contexte et enjeux
EMMAÜS Solidarité est une association laïque et reconnue d’intérêt général, créée par l'abbé Pierre en 1954. Son action se concentre essentiellement autour de l’accueil et de l’accompagnement social des personnes sans abri ou en situation de grande précarité. Elle œuvre au quotidien pour que chacun trouve ou retrouve une place dans la société.
En s’appuyant sur 756 salariés et 533 bénévoles, l’association gère 63 structures d’accueil, d’hébergement ou de logement adapté. Chaque jour, EMMAÜS Solidarité accueille, héberge ou accompagne sur le chemin de l’insertion 4 000 personnes seules ou familles en grande difficulté sociale.
Activer le levier qu’est la santé pour l’insertion constitue l’un des principes directeurs des actions d’Emmaüs Solidarité. Pour ce faire, la Mission Santé qui est une mission transversale à l’association, intervient en soutien de l’ensemble des structures. Elle vise à promouvoir la santé des personnes accueillies et/ou hébergées, et pour cela à développer la culture « santé » à l’association : « structurer les actions, donner du sens et faire réfléchir les équipes comme les bénéficiaires ».
Notamment en matière de nutrition, qui représente un enjeu et un défi concernant les publics en situation d’exclusion, avec des comportements souvent défavorables à leur santé (mauvaise alimentation, sédentarité et inactivité physique) ayant pour conséquence une morbidité importante.
Parmi les programmes santé mis en place, le projet « Manger bouger » existe depuis près de 10 ans et concerne tous les types d’accueil et d’hébergement. Le projet a beaucoup évolué avec le temps, en tenant compte des évaluations, des difficultés rencontrées mais aussi des demandes des équipes comme des bénéficiaires. Notamment, l’offre d’activité physique a été élargie et davantage structurée (salles de sport, courses, jardinage…), afin de répondre à la pluralité des besoins et des publics, mais également dans l’optique d’utiliser ce type d’actions pour traiter d’autres aspects de la santé et du bien-être.
Objectifs du programme « Manger bouger »
- Objectifs spécifiques :
- Améliorer les pratiques des usagers de l’association en matière d’équilibre alimentaire (amélioration des connaissances, ateliers de sensibilisation…)
- Améliorer les pratiques des usagers de l’association en matière d’activité physique et sportive (diminution de la sédentarité, mise en place d’activités physiques et sportives, jardins partagés…)
- Objectifs transversaux :
- Mettre en place une approche basée sur la promotion de la santé
- Renforcer le bien-être et la santé globale des personnes en situation de précarité, leur estime de soi, le lien social et la rupture de l’isolement, leur responsabilisation…
- Faire renouer les bénéficiaires avec les soins, notamment au travers des liens avec le corps médical et la prise de conscience sur la nécessité de réaliser certains vaccins
Modalités d’action (selon les 5 domaines de la promotion de la santé - Charte d’Ottawa) :
Le schéma ci-dessous classe les actions développées dans le cadre du programme selon deux niveaux de lecture :
- selon les 5 axes de la promotion de la santé définis par la charte d’Ottawa
selon les publics concernés par chacune des actions : bénéficiaires finaux (en vert) ou professionnels, élus, bénévoles (en jaune-orange).
Quelques points notables du programme…
- Plan pluriannuel pour l’ensemble des structures d’Emmaüs Solidarité, afin de pouvoir décliner progressivement toutes les actions « Manger bouger » auprès de tous les publics et lieux d’intervention.
- Forte volonté de favoriser l’adhésion des équipes : « il faut que les équipes soient partantes, l’idée n’est pas de faire un one-shot mais que les équipes relaient les messages et fassent le lien entre les actions. ». Elles sont le pilier du programme, connaissent très bien leurs publics. Une organisation structurée permet la mise en œuvre et l’appropriation : référent santé dans chaque structure, comités de pilotage ciblés, points et bilans réguliers avec les équipes et les intervenants, visites de la Mission santé sur le terrain, etc.
- Adaptation de l’offre sportive avec le développement de 4 salles de remise en forme (hors accueil de jour) et des séances animées par des éducateurs sportifs de la fédération Sports pour tous. « On a compris que le sport pouvait être un moyen d’insérer les gens, de créer du lien ». Une refonte du dispositif a été opérée suite à l’évaluation, afin de mieux répondre aux besoins de chacun des publics (par ex. seniors vs jeunes, personnes en surpoids…). Par exemple, Emmaüs Solidarité a multiplié le nombre de créneaux horaires : 2 séances quotidiennes de 45 minutes avec 8 cours différents par semaine, et en parallèle orientation vers l’offre municipale.
- Ambition de toucher davantage les femmes (constat qu’elles s’inscrivent peu dans les cours), au travers d’un créneau dédié dans les salles de sport, mais également par la participation à des courses à pied. Pour ces courses, accès donné aux bénéficiaires comme aux salariées Emmaüs Solidarité. Estime de soi, mise en valeur du fait du mixage bénéficiaires-salariés, esprit d’équipe, travail de la question de la citoyenneté et réappropriation de l’espace public, sensibilisation à la diététique sont des bénéfices majeurs de ces courses, au-delà de la reprise d’activité physique (entrainement de 4 mois en collectif dans les salles de l’association et les parcs parisiens).
- Mise en place d’ateliers « jardins partagés » dans les jardins de la Ville de Paris ou dans les jardins partagés de l’association, animés par des jardiniers professionnels (association Veni Verdi), des travailleurs sociaux et également avec les riverains et des associations de quartiers. « C’est juste fabuleux ce qui se joue, le jardin est un vecteur de santé, de vivre ensemble, de citoyenneté, de prévention, d’insertion… ».
- Occasions lors des actions de faire renouer les bénéficiaires avec la santé, au travers d’incitations à rencontrer un professionnel et démarrer éventuellement un parcours de santé : certificat médical, vaccination antitétanique, bilans de santé gratuits. « Cela démystifie la visite médicale, c’est une façon de les réconcilier avec la médecine ». In fine, l’objectif est de les accompagner vers les dispositifs de droit commun, au-delà de l’accès aux médecins bénévoles d’Emmaüs Solidarité.
- Adaptation du programme et des messages en fonction des publics et des modes d’intervention (personnes à la rue, bénéficiaires hébergés en structure ou en pension de famille…). Important travail avec les diététiciennes et nutritionnistes « pour leur expliquer la philosophie du projet, l’idée n’est pas d’appliquer le menu type idéal mais de faire prendre conscience aux bénéficiaires que leur santé est importante, qu’il faut qu’ils en prennent soin. »
- Niveaux de participation corrects pour un public difficilement mobilisable « 200 personnes qui font du sport régulièrement, qui vont à des ateliers diététiques, qui changent leurs façons d’être, pour nos publics c’est incroyable. ». Toutefois, Emmaüs Solidarité souligne le fait que l’évaluation ne permet pas à ce stade de mesurer réellement les parcours de santé au-delà d’éléments qualitatifs : c’est l’un des prochains objectifs d’Emmaüs.
Comment transposer au mieux ce programme ?
Freins identifiés par la structure, et comment les éviter ou les réduire
Public extrêmement difficile à mobiliser et volatile, même si compte tenu de la difficulté de ces publics les taux de participation sont encourageants : « ces publics souvent ne priorisent pas leur santé, alors qu’ils ont pour certains des états de santé très dégradés » | ► | Sensibilisation des équipes sur l’argumentation à avoir, et inscription dans la durée ce qui favorise le bouche à oreille et l’attrait pour les ateliers |
Evocation par certains du fait qu’ils ne se font pas à manger (« On m’amène des barquettes donc quel sens ça a ? »), donc jugent a priori les messages du Programme National Nutrition Santé (PNNS) inutiles pour eux. | ► | Positionnement d’Emmaüs sur l’intérêt du programme même pour les personnes à la rue : outre le fait que les menus proposés par Emmaüs Solidarité sont équilibrés, insister pour « ne pas qu’ils soient discriminés en n’ayant pas accès aux informations », afin qu’ils puissent appliquer ces messages lorsqu’ils retrouveront la possibilité de se préparer à manger |
Mise en place d’une culture de la promotion de la nutrition longue et parfois difficile, freinée par ailleurs par un turn-over important des équipes | ► | Sensibilisations régulières pour leur permettre d’aller au-delà de leurs missions de départ (logement et insertion notamment) et de bien comprendre le sens du projet dans sa globalité, tout en intégrant les contraintes liées à certaines urgences (ex. plan hivernal). « C’est lourd mais ça se fait, parce qu’on y croit ! » |
Financement encore trop restreint pour pérenniser voire déployer à plus grande échelle, et être moins dépendant du mécénat ou d’appels à projet (« one-shot »). | ► | Négociation et recherche de financements plus conséquents. |
Difficulté d’envisager en interne la réalisation d’un diagnostic sur les habitudes alimentaires des bénéficiaires, par manque de temps et absence parmi les équipes terrain des compétences spécifiques pour réaliser un diagnostic complet | ► | Appui sur les ressentis et les constats qualitatifs des équipes de terrain (ex. très fortes consommations de sucre et de sel), sur la littérature scientifique ainsi que les expériences réalisées ailleurs. Perspective éventuelle de s’associer avec un laboratoire de recherche |
Leviers de réussite pour la structure
- Soutien important de la direction générale d’Emmaüs et du Conseil d’administration, ayant décidé que la santé était un axe prioritaire « c’est précieux, et parfois l’association a accepté de prendre le relai financièrement en cas de difficultés ».
- Financement de l’ARS et sa confiance « sans ce financement, on n’aurait rien pu faire », notamment grâce à une convention pluriannuelle avec l’ARS qui « permet d’avoir cette souplesse et ce confort précieux, et de programmer les actions de manière plus rationnelle », afin de toucher sur plusieurs années l’ensemble des types de structures et de publics (même si cela reste insuffisant pour financer l’ensemble des actions du programme).
- « Y croire, et s’appuyer sur des principes pédagogiques et éthiques, par exemple ne pas mettre en difficulté, ne pas susciter des besoins auxquels on ne peut pas répondre, faire ce qu’on a dit qu’on ferait, s’appuyer sur la participation des gens, partir des besoins… ». Ces principes sont rappelés à tout moment afin d’en faciliter l’appropriation : lors de l’écriture des projets, des réunions internes, des communications, etc.
- Programme « Manger bouger » comme point de départ pour ces publics en situation de très forte précarité, se placer dans un programme global et libérer la parole sur d’autres thématiques santé : addictions (notamment l’alcool, forte problématique sur ces populations), bien-être, dépistage… « Tous mes projets je les inscris vraiment dans l’esprit ‘promotion de la santé’ : approche globale, positive, communautaire (faire avec les salariés et les bénéficiaires), ouverture pour que ça prenne du sens… » « Je veux vraiment que la santé soit intégrée dans leur vie au quotidien, et pas comme quelque chose qui vient se sur-rajouter à leur vie. »
- Passerelle également envisageable avec d’autres actions de santé, comme par exemple les actions ‘Bien-être estime de soi’ menées avec des socio-esthéticiennes. Réflexions actuelles sur 2 axes :
- systématiser les ateliers « Bien-être et estime de soi » comme porte d’entrée : « On commence par ça et ensuite on travaille l’alimentation, l’activité physique…. Car il faut s’aimer un minimum pour prendre soin de soi, quelle que soit la thématique santé. »
- la notion de parcours dans le projet Manger-Bouger : systématiser et formaliser le lien entre les différentes activités. Chaque atelier « alimentation et petit budget » doit intégrer un temps sur l’activité physique et renvoyer sur les salles de remise en forme de l’association, les activités football ou encore les jardins partagés. Et inversement chaque activité physique doit faire le lien avec l’importance d’une alimentation adaptée, équilibrée et saine.
- Grande motivation aujourd’hui des équipes éducatives au sein des structures (après des doutes initiaux), qui sont considérées comme les piliers du programme, en accompagnement des diététiciennes, nutritionnistes et éducateurs sportifs. « Pour certaines structures c’est devenu un RDV régulier, tous les ans on va travailler un nouveau sujet. »
- Fidélisation des intervenants qui sont les plus à même de répondre aux spécificités des publics en situation de précarité, avec constitution d’un réseau de diététiciennes et nutritionnistes (utilisation d’un fichier d’intervenants formés par le CNAM sur les spécificités de la nutrition pour les publics en situation de précarité). « La qualité des diététiciennes est importante, car c’est un public et un contexte particuliers, et il faut en tenir compte pour faire passer les messages ».
- Confirmation des orientations prises par la Mission santé au regard des recommandations de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux concernant les publics en centres d’hébergement, qui vont dans le même sens que les programmes Emmaüs Solidarité : promotion de la santé et partenariats spécialisés notamment.
- Promouvoir la santé à Emmaüs Solidarité : un entretien avec Mme Belkacemi par Santé publique France
- Article : Une équipe Emmaüs Solidarité participe à La Parisienne
- Étude sur la santé des sans domicile fixe (Suisse, 2013)
- Étude Abena (Alimentation et état nutritionnel des bénéficiaires de l'aide alimentaire, 2011-2012)
- Recommandations de l'ANESM pour "La prise en compte de la santé physique et psychique des personnes accueillies dans les centres d'hébergement et de réinsertion sociale"