La question de savoir au nom de quelles valeurs, de quel projet d’humanité les interventions en promotion de la santé sont légitimes, possibles, réalisées et évaluées ne peut être éludée.
Selon vous, en quoi la promotion de la santé exige une réflexion éthique ?
A notre sens, ce sont toutes les interventions sur la personne humaine et les groupes humains qui sont concernées. La promotion de la santé est bien une intervention sur et avec l’Autre, la personne humaine. Elle touche ce qu’il y a de plus profond, au plan intime de sa personnalité, dans sa relation au corps et au monde, dans le rapport qu’elle entretient avec la norme sociale et les stéréotypes… Comme dans d’autres champs de l’éthique, il est bien question de vie et de mort, de sens de l’existence et de représentation de la personne humaine. Plus fondamentalement encore c’est ce qui structure et construit l’individu comme personne humaine sexuée qui est en jeu ici.
La question de savoir au nom de quelles valeurs, de quel projet d’humanité les interventions en promotion de la santé sont légitimes, possibles, réalisées et évaluées ne peut être éludée. Sur quoi fonder la légitimité de telle ou telle politique ? En quoi telle pratique est-elle acceptable ? Qu’est ce qui la motive ? Quel statut donne-t-on à la personne « sujet » ou « objet » du programme de santé publique ? Comment ce dernier est-il garant de la liberté de disposer de soi, de l’autonomie des individus ? Qui décide ce qui est bon ? A quelle vision de l’homme cette intervention se réfère-t-elle ?
Autant de questions qui appellent des réponses car, comme toute intervention de santé publique, la promotion de la santé n’est pas neutre. Le fait que la santé individuelle et collective soit l’objet d’une « politique de promotion de la santé » ne peut manquer d’interroger sur la place de la personne et de sa liberté dans le dispositif ou sur les référents idéologiques qui conditionnent les choix. Le caractère crucial de ces questions est renforcé par le fait qu’il s’agit d’intervenir sur la santé, non pas dans un cadre curatif (en réponse à une demande de soin) ou seulement en contexte épidémique (crise sanitaire), mais en amont (avant qu’un mal ne se soit déclaré et sans que la personne ne l’ait demandé). En d’autres termes l’éthique n’est pas un supplément d’âme ; elle est au cœur même de toute politique ou pratique de promotion de la santé.
Merci de nous éclairer sur ce qu’est une réflexion éthique / un travail de discernement éthique
Il n’y a pas de réponses simples aux questions posées plus haut. De très nombreuses approches existent pour les prendre en compte. Dans le monde de la santé, c’est souvent le principalisme qui fait référence : la décision est appelée à s’appuyer sur des principes d’action que sont l’autonomie, la bienfaisance, la non-malfaisance et la justice.
Pour autant, la question qui se pose ici n’est pas celle des « théories » de l’éthique mais plutôt celle des conditions permettant aux acteurs de prendre en charge de façon opérationnelle les questions posées par les pratiques. En effet, discerner ne se résume pas à la mise en œuvre de codes de bonne conduite mais fait appel aux représentations des sujets. Ces représentations renvoient à des ensembles plus vastes que nous appelons systèmes moraux de légitimation. Dans les sociétés contemporaines multiculturelles, ces systèmes sont très variés ce qui conduit à une pluralité des référents moraux.
Face à cette pluralité, se pose la question de ce qui peut être commun à tous. Il nous semble essentiel d’insister d’une part sur la nécessité d’une prise en compte du réel dans sa complexité et d’autre part à refuser la réduction du discernement éthique à la mise en œuvre de principes, supposés neutres, posés a priori. A notre avis, une intervention en santé publique accède à un statut éthique non pas dans la mesure où elle évite tout dilemme mais plutôt si elle permet de développer une véritable conscience des enjeux éthiques qu’elle soulève. Ceci passe par un travail d’explicitation de ce qui fonde l’intervention en référence à « l’Autre » dont le statut, objet ou sujet, cible ou acteur de l’action de prévention, est au cœur de la problématique. Sans doute l’utilisation de grilles d’analyse des enjeux éthiques peut-elle soutenir efficacement l’action des professionnels[1].
Concernant PromoSanté IdF et ses partenaires, quels conseils souhaiteriez-vous nous donner afin que notre travail soit « à l’épreuve du discernement éthique » ?
Plutôt que de donner des conseils, je me propose de témoigner sur la base de mon expérience.
Ce qui me paraît crucial est en fait de créer les conditions du discernement éthique pour un collectif de travail (professionnels mais aussi participants, partenaires des dispositifs de promotion de la santé). En effet, les acteurs de la promotion de la santé ne sont pas des mécaniques froides et neutres, ce sont des professionnels, des bénévoles, des personnes marquées par une histoire propre, des valeurs, une conception de leur mission. Ainsi, toute approche de discernement éthique ne peut être ultimement fondée que sur la confiance en sa capacité à choisir de façon libre et responsable. A partir du moment où l’éthique est autre chose que l’application, dans la pratique, de principes pensés de l’extérieur, elle est appel à l’engagement dans le discernement. Il nous semble essentiel de nous centrer sur le développement de cette capacité de discernement individuel comme collectif chez les acteurs. Pour que les individus comme les collectifs puissent aller au bout de la démarche, il importe à notre sens d’une part qu’un cadre clair définisse le rôle et les missions des différents acteurs de la promotion de la santé et d’autre part qu’un processus de formation et d’accompagnement soit engagé. Des outils ont été produits pour soutenir le travail des professionnels.
En termes d’identification des enjeux, notre travail nous a conduit à identifier trois questions clé, peut-être peuvent-elles accompagner la réflexion de PromoSanté IdF et de son réseau de partenaires ?
- Premièrement, est-il justifié de mettre en œuvre des actions de prévention ? Cette question est cruciale : quelle légitimité avez-vous à développer telle ou telle action de promotion de la santé ? Il convient d’interroger les sources de légitimité de l’action et leurs limites, données épidémiologiques, politiques publiques ...
- Deuxièmement, quelle place est-elle faite aux personnes dans le dispositif ? Cette réflexion conduit à faire émerger la question de la façon dont l’intervention considère le rapport individu-risque et individu-maladie. Fait-elle porter la responsabilité de ses actes sur les seules épaules de l’individu ? A l’opposé la dédouane-t-elle totalement de toute responsabilité au profit de l’environnement ? Quelle place est faite à une analyse des différents déterminants des situations concernées par l’action ? Voici une autre ligne d’interrogation et peut-être de définition collective de cadre de réflexion pour l’action en Ile-de-France.
- Troisièmement, les pratiques de santé publique ne sont pas neutres. Certaines aggravent les inégalités sociales de santé, certaines sont discriminantes, culpabilisantes… Ce sont les fondements de ces approches ou méthodes, les conditions de leur mise en œuvre, leur impact prévisible qu’il convient d’examiner attentivement. A nous d’y travailler ensemble avec les acteurs franciliens de la promotion de la santé, les chercheurs, les acteurs institutionnels et de faciliter les réponses « situées », c’est-à-dire en contexte, avec des personnes précises et en lien avec des questions spécifiques.