La dimension démocratique de ces dispositifs se détermine alors dans leur capacité à faire une place aux logiques de dissensus, de conflits et de revendications.
D'un point de vue théorique, comment pouvez-vous nous aider à comprendre les différences, les synergies, les tensions... entre les notions de démocratie, d'une part, et de participation des citoyens-usagers, d'autre part ?
Historiquement, les notions de démocratie et de participation sont évidemment inséparables. Pourtant, si on repart des années 1960 et 1970, dans les pays occidentaux, la revendication est bien celle d’une démocratie plus participative. On considère alors que les formes de délégations classiques, au premier rang desquelles se trouve l’élection, sont insuffisantes, et que pour véritablement vivre en démocratie, on doit inventer des institutions, des dispositifs, des règles qui permettent aux gens d’apprendre à intervenir plus directement et régulièrement dans la gestion des affaires publiques. C’est par exemple ce que Benjamin Barber appelle la « démocratie forte ». De nombreuses expériences, souvent locales, ont porté très loin ce projet en faisant de la participation du plus grand nombre la base d’un renouvellement des institutions démocratiques.
Mais le couplage entre approfondissement de la démocratie, au sens d’une plus forte intervention populaire dans les affaires publiques, et participation n’est pas éternel et omniprésent. A partir des années 1990, des dispositifs visant à « faire participer » les gens sont devenus des instruments presque routiniers des autorités publiques. L’usage de ces instruments est très disparate : on fait participer des bénéficiaires du service public à la gestion des programmes qui les concernent, on sollicite l’avis des groupes plus ou moins organisés d’habitants sur des décisions ciblées, on peut aussi stimuler les initiatives et les projets pour leur affecter des budgets… Ce qu’on retrouve par contre comme fil rouge de ces expériences c’est leur côté souvent très managérial : le but de la participation est alors de rendre plus efficiente, consensuelle, et pourquoi pas moins couteuse, l’intervention publique. Les objectifs plus globaux en terme de démocratie, comme par exemple permettre aux gens de défendre leurs droits, de faire entendre leurs désaccords, de débattre du bienfondé des décisions publiques sont quelque peu évacués… Ce qui est également paradoxal, c’est l’attitude des professionnels de la politique : de nombreux élus peuvent aujourd’hui à la fois se gausser de la démocratie participative qui ne sert à rien, et adopter dans le même temps des dispositifs participatifs façonnés à leur goût, au nom de la « bonne gestion », sans assumer le fait qu’ils comptent parmi les principaux responsables de la perte de sens de la participation.
Mais malgré tout ceci, le lien entre démocratie et participation s’est maintenu dans de nombreux discours. La moindre réunion publique, attribution de budget, procédure de consultation ou création de commission est immédiatement qualifiée de « participative », au sens où elle incarnerait un progrès de la démocratie. Pourtant, l’expérience des participant.e.s et les résultats de recherche accumulés par les sciences sociales pointent facilement de nombreux hiatus. C’est ce qu’on a alors coutume d’appeler poliment les « limites » de la participation. Les dispositifs participatifs, aussi sophistiqués soient-ils, restent bien souvent dans le cadre managérial qui les a vu naitre, quand bien même ils sont accompagnés de grands discours sur la démocratie. Celles et ceux qui débordent du cadre sont rapidement rappelés à l’ordre ou s’excluent d’eux-mêmes. La capacité décisionnelle des dispositifs est souvent limitée, soient qu’ils ne soient pas dotés de beaucoup de pouvoir, soient qu’ils ne soient pas réellement pris en compte. Ils s’adressent prioritairement à des publics qui « peuvent et veulent » participer pour reprendre l’équation que Guillaume Petit développe dans sa thèse [1] de science politique. Ils peinent donc bien souvent à convaincre celles et ceux qui disposent le moins de capitaux économiques, culturels, sociaux quant à leur utilité. Ils sont aussi perçus comme des gadgets plus ou moins utiles par les agents administratifs concrètement en charge des programmes d’action publique, qui peuvent y voir une perte de temps ou au contraire un danger.
Cette routinisation de la participation managériale, qui la conduit par ne plus intéresser grand monde au-delà de petits cercles d’initiés, s’accompagne alors d’un management de la participation, comme l’ont très largement démontré Alice Mazeaud et Magali Nonjon dans leur ouvrage sur le « marché de la démocratie participative ». Il existe aujourd’hui des nébuleuses de prestataires, de spécialistes, de fonctionnaires qui ont mis au point une véritable ingénierie participative, mobilisables sur un marché de l’offre et de la demande. On a alors la sensation que les autorités publiques peuvent s’acheter de la participation, où adresser des injonctions à « en faire », sans vraiment se soucier de définir un objectif ou de clarifier les ambitions. On en est arrivé à un point où même une procédure telle que la Convention Citoyenne sur le Climat, pourtant financé par l’Etat, et conduite par des experts autonomes, ne peut obtenir aucune garantie fiable sur sa prise en compte effective… On sait faire de la participation, et même de la délibération de très haut niveau, mais on ne sait toujours pas à quoi elle va servir.
La démocratie a-t-elle une place au sein des dispositifs légaux participatifs obligatoires dans certaines structures médico-sociales et de soins ?
C’est là qu’il faut s’attarder sur le terme même de « démocratie ». Le fait que les dispositifs participatifs soient l’objet d’un grand verrouillage managérial ne signifie pas qu’ils sont anti-démocratiques, c’est-à-dire de gigantesques pièges à gogo, dont seuls les sociologues éclairés auraient conscience. Ce n’est pas parce qu’ils ont été largement dépolitisés et que leurs ambitions démocratiques ont été clairement revus à la baisse que la « démocratie » ne les concerne plus.
Dans mon esprit, la démocratie n’est pas seulement un régime d’institution fixe, mais aussi une force sociale qui traverse toute relation de pouvoir. A partir du moment où les dispositifs légaux de participation existent, ils ne font que fixer un cadre, qui devient automatiquement l’objet d’un débordement potentiel.
L’exemple du médico-social est de ce point de vue très intéressant. La référence à la participation y est devenue une sorte de mantra, qui finit bien souvent par la mise en place des Conseils de Vie Sociaux dans les établissements d’accueil par exemple. On peut alors identifier deux scénarios, très caricaturaux, j’en conviens. D’un côté, les équipes et les résident.e.s peuvent se plier avec plus ou moins d’intérêt à cette sorte de figure imposée du « tout participatif », qui accompagne un processus plus large de réforme du cadre de management du secteur, avec toujours plus d’évaluation, d’orthodoxie budgétaire, d’individualisation des suivis… La participation a alors peu d’intérêt d’un point de vue démocratique. D’un autre côté, le dispositif légal, qui n’est qu’un point de départ, peut être investi par des dynamiques collectives et autonomes, pour réinvestir les missions de service public et le statut des résident.e.s. En employant des grands mots, on peut considérer que le dispositif rend possible une forme d’émancipation, qui conduit un collectif de travail à se réapproprier son environnement, son fonctionnement, ses missions. La démocratie se fraye alors un chemin dans la participation.
Mais ce deuxième scénario a un prix. S’y engager signifie souvent déborder le cadre initialement prévu, celui de la « bonne gestion ». Et là, les choses se compliquent. Si les dispositifs participatifs légaux servent à critiquer les orientations des institutions, revendiquer de nouveaux droits, faire écho aux revendications syndicales ou bousculer les règles générales de gestion, il y a fort à parier qu’ils seront recadrés. On se retrouve alors dans la situation quelque peu ubuesque de dispositifs participatifs incapables de faire une place à des formes conflictuelles, revendicatives de participation. En gros, c’est « participez quand on vous le demande, mais pas trop, ou comme on vous a dit », qui est grosso modo le discours politique ayant accompagné la mise en place du vote tout au long du 20ème siècle. J’avais suivi il y a quelque années l’aventure du Conseil Régional du Handicap de la région Ile-de-France. J’avais été stupéfait de voir à quel point le dispositif n’avait jamais été pensé comme quelque chose pouvant accueillir des contestations, des critiques virulentes ou des conflits entre membres. La participation des personnes handicapées élues avait fini par devenir problématique, et le conseil régional avait tout bonnement supprimé leur collège.
Je pense donc qu’on gagne à penser la participation comme un espace démocratique dynamique. Dans les dispositifs, il peut se jouer des rapports de force classiques, entre gouvernants et gouvernés. La dimension démocratique de ces dispositifs se déterminent alors dans leur capacité à faire une place aux logiques de dissensus, de conflits et de revendications. Ces dimensions n’empêchent pas d’établir un certain nombre de consensus, mais elles évitent surtout de considérer les participant.e.s comme de brave soldats du participatif, prêt à participer à n’importe quoi.
Quelles conditions peuvent garantir une participation favorable à la démocratie au sein de ces dispositifs ?
Dans le prolongement de ce que je viens de vous raconter, je dirai que la condition minimale reste la reconnaissance du conflit. Penser un dispositif participatif obligatoire comme un simple outil de gestion est le meilleur moyen de désintéresser tout le monde. De tels dispositifs ne peuvent pas non plus garantir la paix sociale dans des établissements médico-sociaux qui sont de toute façon en proie à des conflits et des problèmes. Si on veut que la participation aide a minima à construire une discussion nécessaire à la prise en charge collective des problèmes et à l’évolution de cette prise en charge, il faut admettre que ça ne va pas être de tout repos ! L’idée n’est pas de dire que l’horizon de tout dispositif participatif est de mettre le grand bazar dans les établissements et les équipes. Il s’agit plutôt de partir du constat que la participation doit aider à diagnostiquer et résoudre les problèmes communs, et donc à les énoncer, quand bien même cette énonciation bouscule. J’imagine assez bien un usage de la participation comme une sorte de prolongement et d’extension des pratiques syndicales. Plutôt que de limiter les thèmes de négociations, la gestion des conflits et l’expression des revendications à un face-à-face entre direction et délégués, pourquoi ne pas imaginer un fonctionnement participatif, démocratique, qui permettra d’aborder frontalement et collectivement les questions qui fâchent ?
En d’autres termes, j’aurai tendance à considérer que ce qui peut créer les conditions garantissant une participation favorable à la démocratie, c’est un desserrement des impératifs gestionnaires et comptables qui ont tendance à écraser tout le reste. Pour que la participation ait un sens, il faut lui laisser une chance d’imaginer d’autres règles de fonctionnement qui ne soient pas immédiatement confrontés à l’impérieuse nécessité de faire mieux avec moins. De ce point de vue, le rôle des institutions est pour le moins ambigu. On ne peut pas à la fois porter des obligations de mise en place d’instances participatives et des impératifs de baisse des coûts. Ou alors, il ne faudra pas s’étonner que les dispositifs participatifs restent désespérément vides, de sens et de participant.e.s.
Bibliographie
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