Rendre la réalité inacceptable, principe à la base de toutes les démarches conscientisantes, pourrait heurter les acteurs du milieu de la santé, habitués à davantage soutenir la résilience que la révolte. Pourtant, à y penser de plus près, ces derniers acteurs sont les premiers à être heurtés par les inégalités sociales de santé.
Introduction
Mi-sociologues, mi-éducateurs, mais aussi acteurs politiques, spécialistes de la participation des habitants aux affaires qui devraient les concerner, les organisateurs communautaires des années 40-50 partagent avec les acteurs de la promotion de la santé l’objectif de développer le bien-être de la population (du peuple) au moyen de son autonomie (du développement son autodétermination).
L’histoire de ces organisateurs communautaires et leurs savoir-faire méritent d’être connus, et cet article est consacré à en présenter quelques éléments. En particulier, il vise à discuter de l’approche de Saul Alinsky (1909-1972) à l’aune de celles d’autres acteurs de l’éducation du peuple ayant pour leur part opté pour des approches moins radicales.
Il ne nous appartient pas ici de proposer l’approche radicale pour modèle, dans la mesure où les époques ne sont plus les mêmes et où les champs concernés n’étaient pas de l’ordre de la santé, si ce n’est sous l’angle de ses déterminants (travail, logements, droits civiques). Toutefois, elle ouvre des pistes de questionnement qui pourraient se révéler fécondes.
Mettre les personnes en mouvement : Comment et pourquoi ?
Saul Alinsky invitait les sociologues à devenir des acteurs de la réflexion sur les formes alternatives de participation et d’émancipation, à se faire pédagogues, mais aussi organisateurs de l’agitation du peuple pour qu’il se libère des contraintes injustes qui pèsent sur lui et améliore ses conditions de vie. Ainsi, même le sociologue Saul Alinsky s’est intéressé à la nécessaire éducation du peuple. Et ses conclusions rejoignent celles de Paulo Freire, grand pédagogue des opprimés, à savoir que l’empowerment étant autant un objectif qu’un processus d’apprentissage, il a besoin d’être guidé.
Selon Saul Alinsky, pour guider les personnes à travers le processus d’émancipation, il faut un sentiment de confiance que seul sait faire naître le sociologue ou « l’organisateur » qui s’immerge dans leurs milieux, ne les juge pas, se raconte et utilise le même langage qu’elles afin qu’il y ait une compréhension commune. C’est ainsi qu’afin d’être accepté et intégré comme un membre à part entière des communautés qu’il cherchait à organiser, Saul Alinsky a multiplié les provocations pour être rejeté par ses autres communautés d’appartenance, y compris universitaire, sous-entendant par là que pour être identifié à un groupe, il faut se démarquer des autres. Ayant ainsi réussi à organiser différentes communautés, dans différents contextes, il n’a pas fait que fonder une école de pensée, il a créé des centres de formation pour former les organisateurs communautaires.
En fait, comme pour la plupart des acteurs de l’émancipation populaire de cette époque, la posture éducative est au centre de son approche, puisqu’il s’agit d’une part de former les organisateurs pour, qu’à leur tour, ces derniers puissent éduquer le peuple. Et, en dehors de Saul Alinsky, les organisateurs communautaires sont des membres des communautés concernées et pas n’importe lesquels, puisque de préférence, c’en sont des leaders naturels. Saul Alinsky invitait donc à repérer ces leaders communautaires et à les outiller dans ces centres de formation. Il s’agissait de développer l’esprit syndical, civique et culturel de ces leaders (parmi lesquels on retrouve des acteurs majeurs des mouvements de libération de l’époque, dont Martin Luther King). D’après ce qu’en a rapporté Saul Alinsky, il fallait que ces leaders aient des prédispositions aux compétences requises pour le rôle d’organisateur : aucune formation n’étant selon lui auto-suffisante pour les développer.
Il invitait les leaders à devenir des acteurs de la réflexion sur les formes alternatives de participation et d’émancipation, à se faire pédagogues, mais aussi organisateurs de l’agitation du peuple et plus précisément de celle des plus pauvres. La pauvreté n’étant pour lui pas seulement caractérisée par l’absence de biens matériels, mais par le fait de devoir se résigner à vivre selon des normes décidées par un autre groupe qui se constitue au dépend des autres et en faisant en sorte que ceux sur qui il exerce son pouvoir restent désorganisés. Il s’agit donc d’inciter les communautés à mener des actions concertées afin de réclamer et obtenir des réformes.
Afin de mettre les personnes en mouvement, les organiser, éveiller les consciences, Saul Alinsky avait coutume de souffler sur « les braises de leur désespoir » de manière à leur rendre la réalité inacceptable. Il s’agissait de « voir la réalité comme elle est ». Pour éveiller les consciences, pour mieux se pénétrer des souhaits, des intérêts personnels et des problèmes vitaux des personnes, pour savoir sur quelles braises souffler, il suscitait des conflits, ravivait les blessures. Tout en sachant également jouer des réconciliations intercommunautaires de manière à ce que les forces se regroupent pour peser sur l’échiquier politique.
C’est là que les approches divergent. Saul Alinsky se voyait comme un agitateur, tandis que l’autre principal pédagogue de la conscientisation, Paulo Freire (1921-1997), se voyait davantage comme un réformateur. Ce dernier niait les conflits pour institutionnaliser son action, tout en donnant une voix aux personnes pour qu’elles expriment leurs souffrances et puissent développer une analyse critique du social (les mouvements Black Power des années 60-70 eux-mêmes étaient partagés sur cette question : certains, plutôt séparatistes, étaient partisans d’un pouvoir noir autonome, forcément conflictuel, tandis que d’autres ont opté pour l’inclusion économique et politique des Noirs).
Dans les deux cas, l’expérience vécue sert de levier. Ainsi pour Saul Alinsky, pour que les organisateurs arrivent à convaincre leurs interlocuteurs, il faut s’adresser à leur champ d’expérience et P. Freire a fait des « ateliers de prise de conscience » le point de départ de sa pédagogie émancipatrice. Son instruction vise la « sortie du silence » des opprimés, par la voie de la problématisation de leur situation, à partir de la mise en commun des expériences vécues. Le processus passe par le groupe, la communauté, car le partage en groupe permet le lien (qu’on le nomme « conscience de classe » ou « capabilité d’affiliation ») et l’identification des injustices, lesquelles ne peuvent émerger que sous l’effet de la répétition des expériences communes qu’il s’agit de rendre signifiantes.
Les savoirs de l’expérience profitent néanmoins des savoirs introduits par le haut, ainsi, comme l’ont montré les travaux sur les capabilités collectives, l’expérience vécue peut gagner à être confrontée à certaines normes, en particulier de l’ordre de l’éthique ou du droit (Panet, 2008). C’est en effet parce qu’il existe des interdits moraux que certaines pratiques peuvent être remises en question. Mais encore faut-il les connaître. D’où l’importance de la transmission de savoirs formels, y compris dans le cadre de pédagogies émancipatrices.
Ainsi, pour les travailleurs mexicains aux Etats-Unis, « voir la réalité comme elle est » a nécessité qu’ils prennent conscience de l’écart entre leur vécu d’ouvriers agricoles et les règles découlant du droit du travail, telles qu’elles s’appliquaient pour les autres types de travailleurs. C’est Dolores Huerta, leur leader, qui leur a insufflé l’énergie pour se faire. Elle a créé différentes Unions et associations activistes afin d’améliorer la situation des ouvriers agricoles hispaniques (qu’elle a mobilisé au cri de la formule promise à un grand avenir : « Yes we can ») et les règles du droit commun ont fini par leur être transférées.
Ce sont également les orientations du « père français de l’empowerment radical » (Roy, 2016) qu’est Joseph Wresinsky (1917-1988), le fondateur d’ATD Quart Monde. Toutefois ce dernier n’a pas parlé d’opprimés/oppresseurs mais d’inclus et d’exclus et il a fait en sorte que les problèmes des exclus soient aussi ceux des inclus. La voie qu’il a proposé est donc nettement plus inclusive que celle de Saul Alinsky, néanmoins, tous deux, comme P. Freire, se rejoignent sur l’idée que rien ne sert de se battre pour certains avantages locaux si le système en entier n’est pas revu.
Conclusion
Rendre la réalité inacceptable, principe à la base de toutes les démarches conscientisantes, pourrait heurter les acteurs du milieu de la santé, habitués à davantage soutenir la résilience que la révolte. Pourtant, à y penser de plus près, ces derniers acteurs sont les premiers à être heurtés par les inégalités sociales de santé : c’est leur diminution qui les mobilise, notamment dans le cadre de la promotion de la santé. Aussi, peut-être que leur tâche serait de partager leur indignation avec les populations concernées au premier plan afin que ces dernières se saisissent de la question. C’est là où les référentiels théoriques seront utiles, les personnes ayant notamment besoin de connaître les résultats des études qui témoignent des corrélations entre les caractéristiques sociales et l’espérance de vie. Cela afin de mettre en mouvement des personnes pour qui la santé ne reste autrement qu’un moyen au service d’autres besoins, apparemment bien plus prioritaires et urgents, ce qui explique sûrement leur faible mobilisation autour des enjeux de santé.
Bibliographie
Bibliographie de l'interview et ressources pour aller plus loin